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Révisons nos classiques: André Kertész

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La photographie est un art aussi populaire qu’anonyme : très peu de photographes sont connus du grand public, et même des amateurs de photo. Pour y remédier, nous vous proposons notre rubrique, “Révisons nos classiques”. De manière claire et ludique, elle vous permettra de vous faire ou refaire une culture photo !

Pour ce numéro de “Révisons nos classiques”, redécouvrons un pionnier solitaire et rebelle qui, pendant 70 ans, a inventé un langage photographique à part : Celui qui disait « Mon anglais est mauvais. Mon français est mauvais. La photographie est ma seule langue. » Le premier photoreporter de l’histoire, le pionnier en tant de domaines, André Kertész.

Martinique, 1er janvier 1972

………………….

Si on vous dit son nom, vous pensez:

  • noir et blanc
  • ombres
  • abstraction
  • lignes graphiques
  • distorsions
  • Paris, New york

Et aussi: la fourchette la plus célèbre de l’Histoire, des corps de femmes nues dans des miroirs déformants, des squares et des réverbères de nuit, des lignes architecturales de New York sous la neige, des polaroïds poétiques, des ombres de passants sur les bords de Seine…

Bien. Tout cela est juste. Profitons-en pour compléter un peu…

Place de la Concorde 1928

“Je ne témoigne pas, je donne une interprétation personnelle”

Le petit Andor nait à Budapest en 1894 dans une famille juive aisée. Dès 1912, il parcourt les rues alentour, son premier appareil photo en main (et les piles de plaques en verre qui vont avec…) et immortalise la belle nature hongroise et les gens simples qu’il croise. Voilà posés les thèmes qu’il suivra toute sa vie: les petits détails de beauté hasardeux.

Kertész se définit comme “sentimental” et aborde la photo comme un carnet d’esquisses et de notes. Sa vaste production suivra les aléas et les pérégrinations de sa vie. Pour dire ça simplement: il y a autant d’étapes dans sa carrière que d’escales géographiques. Il n’appartient à aucun courant esthétique particulier. Il trace une route personnelle et novatrice tout le long du siècle.

Baignade, Dunaharaszti, Hungary, 1919

Première Guerre Mondiale: Kertész est sur le front, mais il ne va pas photographier les massacres ni réaliser de reportages historiques :  il tire les portraits de ses camarades soldats (et lui-même) dans leur quotidien. Ou bien ceux des paysans qu’il croise sur les routes. Ces images où la guerre semble mise à distance seront ses premières publications.

Sans le sou, en 1925, il s’installe à Paris, qui est alors THE place to be artistique. C’est l’époque de Dada, des surréalistes, les débuts de la photo de pub, les photographes modernistes commencent à peine à sortir des studio pour s’attaquer à la rue… Kertész, lui, le fait déjà depuis 10 ans!

Notons au passage qu’il est le premier photographe professionnel à utiliser un Leica, un certain appareil révolutionnaire apparu en 1925. Voilà notre amoureux de la photo de rue libéré de ses pesantes plaques de verre !

Kertész fréquente l’Avant-Garde artistique et s’y fait très vite une place de choix parmi Colette, son compatriote Brassaï (nous y reviendrons) et Mondrian surtout, dont il photographie l’atelier sous tous les angles. (On peut imaginer en quoi leurs recherches respectives sur les formes, les lignes et les ombres ont soudé leur amitié).

Alors que certaines de ses photos font de lui une figure centrale de l’innovation artistique (la fameuse « Fourchette » (1929), l’entrée de l’atelier de Mondrian (1926), les Distorsions 1933), Kertész travaille en indépendant pour des revues. Il est notamment engagé pour couvrir des sujets pour VU (le premier magazine illustré). On lui commande des images apportant un regard personnel et distancié, une oeuvre à part entière. Et c’est ainsi qu’André Kertész devient tout simplement… le premier photo-reporter de l’Histoire. Rien que ça.

Un nouveau métier vient de naître et il en est le pionnier! Pour VU il réalise 35 reportages en 8 ans et quelques images mémorables (les Quarante ans de la Tour Eiffel, les gamins de Paris…)

En 1936, Kertész et sa femme partent à New York pour une commande ; ils y resteront, à cause de la guerre. Les offres de travail lui sont limitées parce qu’il est étranger. Commence une période sombre, voire dépressive qui se ressent dans ses photos: un sentiment de solitude se dégage de l’ensemble. Des corps vulnérables entourés de dangers, des êtres (et des nuages!) isolés, des alignements de cheminées aux allures trop humaines…

On est bien loin des visions modernistes des photographes new-yorkais de l’époque qui subliment le gigantisme de la ville!

Kertész est finalement naturalisé américain, il travaille, certes, pour Vogue, Harper’s Bazaar… mais son style très personnel et sans concession n’est pas toujours compris. Il accepte des commandes qui l’ennuient (photographier des maisons de riches pour un magazine de déco d’intérieur !) …

En 1962, il se déclare à la retraite et décide de ne plus photographier que pour lui. Il reprend ses flâneries à la recherche des détails de la ville ou passe des heures à shooter depuis sa fenêtre, au douzième étage du n°2 de la Vème avenue. Il immortalise Washington Square à toutes les saisons, à toutes les heures.

Il se trouve que c’est à cette période qu’on (les musées, les média) commence à s’intéresser à l’Histoire de la photo. Kertész ressort ses travaux anciens, récupère des négatifs restés en France. Le monde découvre alors l’oeuvre incroyable produite en 50 ans par cet émigré  discret… qui devient enfin célèbre internationalement.

Le MoMA l’expose en 64, le centre Pompidou en 77. Cette même année, son épouse décède. André crée alors à New York la Fondation André et Elisabeth Kertész. Mais son coeur est resté accroché en France: en 84 il donne tous ses négatifs et travaux à l’état français et disparaît en 1985.

Hongrois, français, américain: trois identités, trois mondes, trois façons de penser, trois périodes artistiques distinctes… Ce parcours atypique n’a peut-être ce pas aidé Kertész à obtenir de son vivant la reconnaissance qu’il méritait. Il a fallu attendre 2011 et le Jeu de Paume pour admirer une vaste rétrospective de son oeuvre en Europe. Enfin on trouve mis en perspective l’incroyable apport de Kertész à l’Histoire photographique: une longévité artistique miraculeuse, pendant laquelle il n’a jamais perdu de son acuité visuelle ni cessé d’innover dans les formes et les techniques.

Ah, au fait, on a dit qu’au début des années 80, il faisait même des chefs d’oeuvre avec… un polaroïd?

Danseuse burlesque, Paris 1926

 

En quoi a-t-il révolutionné la photographie?

Bon, sans vouloir trop se répéter, tout de même insistons: André Kertész a photographié non-stop de 1912 à 1984. Il est passé, avec une longueur d’avance, par tous les courants artistiques, sans pourtant jamais en rejoindre un seul. Il parvient à tester toutes les innovations techniques (à en inventer certaines même) sans jamais dévier pourtant d’une ligne personnelle magistralement cohérente. Ceci suffirait à le placer au Panthéon de nos Grands Classiques.

“Quoi que nous ayons fait, Kertesz l’a fait le premier.”

Et celui qui dit ça est pourtant bien placé dans la liste des grands novateurs de la photo: Henri Cartier-Bresson himself le reconnaît, l’influence de Kertész est partout. Selon les styles et les époques, on y voit tantôt Brassai, Bérénice Abbott, tantôt Man Ray… ou carrément ce cher Doisneau avec qui il  partage une certaine nostalgie de Paris.

Il fait de la photo en extérieur dans les années 1910. Il flirte avec l’abstraction constructiviste dans les années 20 et avec l’effet d’optique en même temps. Il invente le reportage social dans les 30′s. Et ce presque malgré lui: il ne se soucie pas consciemment de l’actualité ou de proposer des thèmes documentaires: c’est sa sensibilité qui le mène à immortaliser la “vraie vie”. Il avance guidé par ses sentiments, par une subjectivité presque émotive… Bref, un photo-reporter avec une approche pas du tout journalistique!

3rd avenue/46th street, 1936

Mais si on veut être plus précis, disons que c’est au niveau de la composition que Kertész a été le précurseur absolu. Et ce dès les années 20. Cet autodidacte, qui avance à l’instinct, parvient à employer les formes modernes de l’avant-garde (ce que font par exemple en arts plastiques Mondrian ou Calder), c’est-à-dire des lignes, des ombres, des abstractions pour en faire des compositions poétiques. Un équilibre étrange entre réalisme et onirisme.

On dit de Cartier-Bresson qu’il a l’oeil d’un géomètre, avec ses photos ultra-structurées en plusieurs plans. Voilà qui est parfaitement valable pour Kertész. C’est comme s’il cherchait l’équilibre spatial des villes, un centre fragile d’architecture entre les lignes et les humains. Un point sensible permettant au monde autour de ne pas s’écrouler. Comme dans un mobile de Calder…

Kertész enfin a été un des pionniers de la retouche. Dès les années 20 il retravaille sur les négatifs et les positifs, s’essaye à la polarisation, et surtout il recarde, re-zoom, jusqu’à tirer en grand format d’infimes détails de ses photos.

Assumant une recherche parfaitement subjective, une quête de la photo sensible plutôt que le témoignage, une photo volontairement éloignée du réel, une photo qui fait rêver, on pourrait presque dire que Kertész est… l’inventeur de la photo d’Art. Mais bon, on le crédite déjà d’avoir inventé le photo-reportage, cela commencerait à faire beaucoup !

Alors juste une petite citation pour la route. Signée Roland Barthes, à propos de l’originalité des photos de Kertész:

« Les rédacteurs de Life refusèrent les photos de Kertész, à son arrivée aux États-Unis, en 1937, parce que, dirent-ils, ses images “parlaient trop” ; elles faisaient réfléchir, suggéraient un sens — un autre sens que la lettre. Au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. »

A quoi reconnaît-on une photo d’André Kertész?

Bon, on a bien compris que ça va dépendre des périodes… Dressons tout de même la liste des thèmes récurrents. Les ombres bien sûr sont sa particularité number one (une spécialité d’Europe de l’Est. Les amateurs de cinéma expressionniste allemand apprécieront). Pierre Mac Orlan, l’auteur de Quai des Brumes (1927), ami et soutien de Kertész, disait:

« Chez Kertész, l’inquiétude d’un fantastique de la rue, plus conforme aux goûts de l’Europe centrale, interprète les éléments secrets de l’ombre et de la lumière, pour que d’autres en retirent de romanesques situations. »

Ombres d’objets, de passants ou… de lui-même. Ombres portées, coupées de leurs modèles, qui deviennent elles-mêmes les héroïnes. De l’ombre métaphysique, diraient des analystes sérieux.

Kertész traque aussi les cheminées (ou ombres de cheminées!). Les squares. Les chaises en métal des parcs. Les lignes ou les traces bien définies (dans la neige notamment). Et tout ce qui est reflet: dans les vitres, les miroirs, les surfaces polies, les façades, les flaques, les ondulations de l’eau.

De là viennent ses expérimentations sur les déformations visuelles et les effets d’illusions d’optiques. (En visite au Palais des Glaces, devant un miroir déformant, vous pouvez donc plaisanter avec chic: “Regarde, on se croirait dans une photo de Kertész!”)

Distorsion

Ces reflets sont aussi souvent à la base des jeux d’écho qui forment ses compositions.

Dans une photo de Kertész, il y a des petits éléments qui se répondent avec une précision exacte. Il s’attarde sur les détails inattendus, pas sur ce qui est grandiose ou sublime.

D’ailleurs ses sujets ne sont finalement pas vraiment centraux: il fragmente, il déconstruit l’espace. Avec lui, l’Empire State Building est un reflet dans une flaque d’eau. Une photo à la Kertész, c’est une image qui laisse à imaginer, qui pose une question. Il y a une ambiance et un manque.

Si le mot “ellipse” vous vient à l’esprit en contemplant un photo, vous pouvez lancer “Tiens, on dirait du Kertész“, ça passera bien. Je voudrais shooter “à la Kertész”. Des conseils?

  • Photographier comme on tient un journal…

Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues.

  • … mais avec humilité vis à vis de son appareil.

« L’art photographique est un art de soumission. La vie lui impose ses projets, ses hypothèses parfois. L’objectif se venge en révélant, en découvrant ce que l’observateur le plus habile et le plus sensible ne voit pas toujours, à cause de ses deux yeux »

  • Prendre son temps… et ouvrir les yeux

“Je ne regarde pas, je vois. Ce sont deux choses différentes. Je ne sors pas pour photographier. J’ai toujours mon appareil avec moi et je m’arrête pour photographier des choses qui me captivent. Souvent, je ne prends même pas une photo.

  • Kertész a toujours revendiqué une pratique amateur, refusant les contraintes professionnelles du marché, il s’est battu pour suivre sa propre voie, toute en subjectivité et en sentiment.

« Je ne documente jamais, j’interprète toujours avec mes images. C’est la grande différence entre moi et beaucoup d’autres. [...] J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens ». « Une bonne photographie transmettra quelque chose non seulement à l’œil, mais aussi à l’intérieur. Les yeux ne sont jamais suffisants. Les yeux sont toujours entre l’image et l’âme.

  • Bref, ce qui compte ce n’est pas une perfection intellectuelle, mais de presser le bouton au moment où on le sent

L’Instant Décisif, n’est pas lorsque tout est parfaitement aligné, lorsqu’un élément permet une composition particulière, mais lorsque le monde extérieur participe d’un sentiment personnel.

Ah et pour parler matériel, Kertész a toujours suivi les progrès techniques et aimé les expérimentations: du ICA de son enfance au premier Leica, il a aussi utilisé, pendant sa période New Yorkaise, téléobjectif, zoom et même télescope! Et en 1979, il s’est mis au Polaroid SX-70. Sans doute qu’aujourd’hui il ne se gênerait même pas pour tenter quelques expérimentations au smartphone.

Woman in Window Looking Down Air Shaft, 23rd Street, New York .

Quelques anecdotes pour briller en société

Amateur d’ombre et de défis techniques, c’est lui a a réalisé la toute première photo de nuit, et ce en 1914! Oui, il y a un siècle! On vous laisse imaginer le temps de pose pour obtenir une image valable avec le matériel de l’époque…

C’est grâce à Kertész que Brassaï a commencé la photo et c’est un euphémisme de dire que la rencontre (l’influence) fut déterminante: si Brassaï, lui aussi d’origine hongroise, est devenu une référence mondiale, c’est grâce à ses images de Paris by night. Henry Miller le surnomma même “L’oeil de Paris”. Merci qui?

La célébrissime série Distorsion fut réalisée initialement (en 1933) pour commande d’un magazine -disons- “coquin” : Le Sourire. Deux  modèles + deux miroirs déformants + un gros travail de recadrage = les images érotiques les plus surréalistes qui soient.

Notons que le succès fut assez faible, y compris du point de vue des critiques artistiques. Kertész voulait faire éditer grâce à un partenariat entre une maison française et une allemande, mais l’arrivée d’Hitler au pouvoir avorta le projet. Il faudra attendre 40 ans pour que le livre paraisse finalement, en édition francais-américaine.

Pendant ses premières années parisiennes, André Kertész tirait un grand nombre de ses photo sur un papier de petit format (9×14 cm) portant la mention « carte postale » préimprimée au verso. C’était une coutume courante pendant la guerre: les photos du front étaient éditées sous forme de cartes postales pour collecter de l’argent pour les veuves et les orphelins. Kertész a du continuer à tirer ses images comme ça pour des raisons pratiques (il développait chez lui, dans un labo sommaire) et économiques… mais pas que: ce résultat intimiste, très personnel, ces images conçues pour circuler auprès des proches, c’est tout à fait dans la démarche artistique du cher André, non? L’alliance réussie du fond et de la forme.

André Kertesz, Autoportrait en ombre, Paris, 1927

Pour aller plus loin…

Le livre de référence de l’oeuvre de Kertész a été orchestré par le maître lui-même: Soixante ans de photographie, 1912-1972 (ed. du Chêne) doit se trouver aujourd’hui en occasion. Idem pour ses deux classiques J’aime Paris (1974) et Of New York… (1976).

A débusquer chez un bouquiniste, son dernier opus (1981) et peut-être le plus poignant : From my Window, dédié « à Elisabeth » (sa femme) regroupe ses cinquante-trois polaroids de bustes de verre et de jeux de lumière.

Bon, en attendant de mettre la main dessus, vous pouvez déjà approfondir vos connaissances avec le petit volume qui lui est consacré dans la fort bonne collection Photopoche.

Mais notre chance, c’est que les ouvrages parus à l’occasion de l’expo du Jeu de Paume en 2011 sont encore trouvables dans les bonnes librairies. Petit budget: le hors-série de Télérama est pour vous. Envie de gâter sa table basse: voilà le gros et beau catalogue édité chez Hazan.

Pour des analyses plus pointues, vous pouvez écouter les commissaires de l’expo qui parlent bien (c’est ici). Enchaînez ensuite avec cette video (en anglais easy) d’une interview du photographe Gurbo qui a été l’assistant de  Kertész à la fin de sa vie.

Enfin, et surtout, savourez le visionnage de cette charmante video : derrière les commentaires poétiques de la voix off, vous y suivrez M. Kertész en promenade dans Paris en 1982, son Olympus en main, vous flânerez dans le Quartier Latin et entre deux émerveillements sur les détails de la ville, vous tomberez par hasard sur… Robert Doisneau.  “Oh! That’s charming”

polaroid, 1979

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Cet essentiel d’André Kertész vous a plu ? Lisez nos autres “Révisons nos classiques” !


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